La question du coup double

Date 10-12-2012 10:44:46 | Sujet : Divers

  J’ai demandé à Matt Galas, qui a accepté et qu’il en soit remercié, de pouvoir mettre à disposition des lecteurs francophones une version en français de son excellent article publié en novembre 2010 sur le swordforum. Matt Galas montre les différentes solutions possibles pour répondre à la question des coups doubles. Comme il le dit lui-même, l'auteur ne cherche pas à défendre telle ou telle solution, mais plutôt à inciter à la discussion et à la réflexion.
La question du coup double

Ce long article fait partie d'une série traitant des règles des assauts. Il examine la question du coup double. L'objectif n'est pas tant de défendre un point de vue particulier (je ne doute que vous en ayez un), mais plutôt de clarifier la question pour encourager les discussions et faire évoluer les pratiques.

Dans son Traité de l'art des armes (Paris, Didot, 1818, p. 22), La Boëssière écrit :

« Coup pour coup se dit de deux tireurs qui touchent ensemble. Il n'y a pas de plus grand défaut dans les armes, dont le principe consiste à toucher sans être touché. ».

Ce sentiment est commun dans les sources historiques, et constitue l'un des fondements de l'escrime européenne. Il reste une source de grande frustration pour les enseignants modernes, qui voient régulièrement que les coups doubles se produisent dans les matchs et les compétitions d'escrime.

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Les coups doubles lors d’un combat


Beaucoup doutent que les coups doubles se produisaient vraiment dans les combats réels. Ils arguent que, face à un attaquant armé d'une épée pointue, un combattant pare instinctivement, plutôt que de frapper. Bien que cela puisse se révéler parfois vrai, il existe beaucoup de preuves historiques de l’existence des coups doubles lors de combats tant avec des armes d’estoc que de taille. Voici quelques exemples historiques :

Le premier exemple se déroule en l'Angleterre, et est la description d’une scène de combats en 1715 à la forte-épée :

"... À ma grande surprise, ces deux maîtres en l’art véritable de la défense, comme ils s'appellent eux-mêmes, après avoir engagés, n’eurent ni le temps de frapper une seconde fois, ni de parcourir la piste, ni n’achevèrent leurs assauts sans s’être chacun proprement tailladé : le premier sur la tête, et le second sur la poitrine. Je me dis en mon for intérieur que si c’est tout là l’effet de leur dextérité en l'art véritable de la défense, mieux vaut faire sans lui. Je suis bien certain que, deux néophytes qui n'auraient jamais manipulé une épée, n'auraient pu se taillader aussi vite, aussi bien, et en si peu de temps, que ne le firent ces deux aspirants en l'art véritable de la Défense". (Source : A Few Observations Upon the Fighting for Prizes in the Bear Gardens, Anonymous, London, 1715, p. 3.).

Le second exemple se déroule aux Indes britanniques, où un officier écossais du 93e régiment des Highlanders se bat à l’épée avec un combattant indien lors de l’assaut du palais de
Sikandar :
"J’arrivais à une porte donnant sur une cour où étaient réunis des centaines de rebelles. Je demeurais éloigné jusqu'à ce qu’un de ces rebelles, très grand, vienne vers moi avec un bouclier dans la main gauche et un tulwar [sabre indien] dans la droite. Il lâcha son bouclier et nous avons tous deux attaqués l'autre au même instant (Mon épée était plus longue de six pouces que l’arme réglementaire). Je l'ai frappé à la tête, lui est passé à travers mon chapeau à plumes et m’a entaillé profondément la tête et le front ; puis il est tombé mort." (Source: capitaine Roderick Hamilton Burgoyne, Historical Records of the 93rd Sutherland Highlanders, 1883; cité dans Swordsmen of the Raj)

A partir de c
es exemples, on peut conclure que les coups doubles peuvent se produire tant dans les combats réels que dans l'escrime sportive avec des armes neutralisées.
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Les solutions aux coups doubles dans les compétitions des différentes traditions

La création de règles pour les compétitions se heurte à la question des coups doubles. Si les arts martiaux historiques européens cherchent véritablement à favoriser la belle escrime, l’objectif doit être de décourager les tireurs de réaliser des coups doubles. Pour ce faire, on peut soit pénaliser les coups doubles, soit, au minimum, ne pas les encourager.

Voici quelques exemples de la façon dont la question des coups doubles a été traitée dans différents règlements de diverses traditions.

*** Le modèle de l’escrime sportive à l’épée : En escrime moderne à l’épée, un coup double est compté au bénéfice de chacun des deux tireurs. Dans un premier temps, cette approche parait logique, car elle se rapproche du résultat réel d'un coup double : une blessure infligée à chaque combattant. Malheureusement, cette approche a pour effet indésirable de permettre l'utilisation des coups doubles comme une stratégie délibérée: Dans un assaut en cinq points, si je mène 3 à 2, je peux m’abstenir de me défendre et simplement me concentrer sur la réalisation d’un coup double pour les 2 derniers points. J’atteins ainsi le score de 5-4, et je gagne. Les entraîneurs actuels adoptent et enseignent cette stratégie comme étant viable, bien qu'elle soit contraire à la belle escrime.

*** Le modèle de Kendo : Au kendo (escrime japonaise avec shinaïs), un coup double est appelé ai-uchi (réunion des attaques), et est simplement ignorée. Cette solution évite le problème constaté dans l'escrime à l’épée, où le coup double est utilisé comme une stratégie délibérée. Cette solution peut également être trouvée dans des sources historiques européennes, en particulier dans l'école de l’épée de cour française. Si ce modèle ne pénalise pas les coups doubles, au moins, il ne le valorise pas. Il a également le mérite de la simplicité, le rendant facile à juger pour les arbitres et à comprendre pour les spectateurs.

*** Le modèle des écoles d’escrime allemandes (Fechtschüle du 14e-17e siècle) : les compétitions d'escrime publiques des écoles d’escrime allemande Fechtschülen font mention fréquente de la règle selon laquelle la blessure saignant la plus haute (hoechste Blutruer) est celle qui compte dans le cas d'un coup double. Cette solution repose sur l'idée que les parties les plus vitales du corps humain sont les plus haut, la tête étant la cible la plus appréciée. Dans une adaptation moderne, cela signifierait qu’en cas de coup double, on attribuerait le point à celui dont le coup est parvenu le plus haut. Ainsi, si vous touchez ma jambe, mais que je frappe à la tête, je gagne le point. Bien que ce modèle a le mérite d'être historique, les règles allemandes des Fechtschule ne sont pas parfaitement comprises. En outre, cette règle précise présente l'inconvénient de provoquer une focalisation des tireurs sur la tête comme cible. Cette tendance fut d’ailleurs relevée à l'époque, et désapprouvée par certains auteurs. Toutefois, cette règle a longtemps perduré.

*** Le modèle de l’escrime sportive au fleuret : Au fleuret moderne, un double coup se résout par l’attribution du point au tireur qui a débuté le premier son attaque. Ceci a pour objectif de favoriser la belle escrime, parce qu'un tireur qui voit l’adversaire commencer son attaque, est incité à neutraliser cette attaque avant que de lancer sa propre offensive. Dans la pratique, cette règle de priorité conduit à beaucoup d'arguties sur ce que constitue véritablement le début d'une attaque. Les arbitres les moins expérimentés se contentent de donner la priorité au tireur qui va de l'avant de la manière la plus agressive et malgré que l’autre tireur a pourtant bien commencé l’attaque. L'impression finale donnée est que les tireurs se battent autant contre l’arbitre que contre leur adversaire. Ce système a été condamné pour son artificialité. Il a aussi l'inconvénient d'être difficile d’application pour les arbitres et incompréhensible pour les spectateurs qui ne connaissent pas ces règles.

*** Le modèle des guildes franco-belge modèle (16e-18e siècles) : Dans les guildes d'escrime du nord de la France et de la Belgique, la question du coup double a été résolue d'une manière originale. Contrairement à d'autres ensembles de règles, les règles des guildes n’ont pas placé sur un pied d’égalité les deux tireurs. Au contraire, elle désigne un tireur (nommé le « roi ») qui bénéficie d’une position avantageuse par rapport aux autres tireurs (nommé les « prétendants ») qui cherchent à le détrôner. Pour détrôner le roi, le prétendant doit le frapper d’un seul coup, mais un coup net. En cas de coup double, le point est attribué au roi. Contrairement à la règle du fleuret, la règle des guildes a l'avantage de la sûreté du résultat, car il n'y a aucun de doute sur celui a gagné le point en cas d'un double coup. Elle a également l'avantage de favoriser la belle escrime, puisque le prétendant ne peut détrôner le roi qu’en évitant le coup double. (Bien que distincte de la question des coups doubles, il est également intéressant de noter qu’une autre règle donne au roi un avantage important, le soi-disant "après-coup", dans laquelle il est autorisé à donner un ultime coup au prétendant qu’il l’avait touché d’un coup net. Si la prétendant ne réussit à se défendre contre cet ultime coup, son propre coup précédent est annulé.)

Parmi les solutions décrites ci-dessus, ma préférence personnelle va au modèle du Kendo, pour sa simplicité et sa facilité d'application (il est encore meilleur lorsqu’il est combiné à certaines des sanctions énumérées ci-dessous.) Je préfère aussi les règles de la guilde franco-belge pour des raisons similaires, bien que leurs formes inhabituelles les rendent problématiques.

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Les autres solutions possibles concernant les coups doubles


Une autre solution aux coups doubles est de dissuader les tireurs de les utiliser en les menaçant de sanctions. En voilà quelques exemples :
*** Points négatifs : Dans les règles de l’Amateur Athletic Union of America (1890), les coups doubles sont pénalisés par la perte d'un point : «les doubles touches, ou les coups de taille de deux tireurs se précipitant en même temps, sont considérés comme de mauvais aloi, et dans le cas d'une seconde infraction, un point sera enlevé de chacun des concurrents." Cette pénalité est un facteur dissuasif contre les coups doubles. Dans ce modèle, la question se pose à propos de la façon de traiter les scores négatifs qui en résultent en cas de plusieurs coups doubles. Une possibilité est de considérer que cela aboutit à une défaite. Cependant, cela ouvre la possibilité d'utiliser des coups doubles comme une stratégie délibérée, un peu comme dans le modèle de l’épée. L'autre possibilité, qui semble préférable, est de simplement conserver les scores, même s’ils sont négatifs. L’inconvénient de ces pénalités est que le combat en est prolongé ; or la maîtrise du temps est essentielle pour les organisateurs de compétition.

*** Défaite en cas de coup double excessif : Une autre possibilité est de pénaliser les tireurs en considérant le combat comme perdu pour les deux tireurs si un certain nombre de coups doubles se réalise. Par exemple, le score pour atteindre la victoire est de 3 points. Le premier coup double pourrait se traduire par une simple remise en garde avec avertissement. Si deux autres coups doubles se produisaient après l'avertissement, l'arbitre mettrait fin à l’assaut, qui serait une défaire pour les deux tireurs. (Le coup double n’aurait aucun effet sur le score). Cette solution a le mérite de pénaliser les deux combattants en ayant un effet incitatif sur leur comportement, et en évitant la possibilité de l'utilisation des coups doubles comme une stratégie viable. Il se rapproche aussi du résultat d’un combat réel avec plusieurs coups doubles avec des armes de taille.

*** Les notes négatives : Une autre forme de sanction est d’attribuer aux tireurs des notes négatives en cas de coups doubles. Dans ce système de notation (appelés «Notation générale»), les tireurs sont notés non pas sur le nombre de touches qu'ils réalisent, mais sur la manière dont ils les ont réalisés dans différents domaines (correction de l’attaque, correction de la défense, l'utilisation de l'espace, etc). Dans ce système, les deux tireurs sont pénalisés dans leurs notes car les coups doublés ne correspondent ni à une attaque ni à une défense correcte.

*** Utilisation d’un indicateur de classement : Une autre manière de pénaliser les coups doubles est d'utiliser l’indicateur (l'écart entre les points donnés et les points reçus par un tireur) à des fins de classement. Dans ce modèle, un coup double se traduit par l’attribution d’un point contre chaque tireur. Normalement, à la fin d’un tour de poule lors d’un tournoi, le tireur qui remporte le plus de matchs obtient le meilleur classement. Dans ce nouveau modèle, le classement est plutôt obtenu sur la base de cet indicateur. Ainsi, le tireur qui a eu le plus grand nombre de touches données et le plus petit nombre de touches reçues est récompensé. Les escrimeurs qui ont reçu de nombreuses touches (à la suite de coups doubles ou autres) sont mal classés, ou même éliminés du tournoi. Cette solution ne peut s’appliquer qu’aux poules, et elle ne résout pas la question des coups doubles dans la phase d'élimination. Par conséquent, elle devrait être utilisée avec d'autres méthodes.

*** Utilisation d'un capital de départ : Une autre solution possible est d'attribuer à chaque tireur un certain nombre de points, un capital (par exemple, 30), au début du tournoi. Chaque assaut correspondrait à un certain nombre de points (par exemple, 5). Dans ce modèle, les coups doubles coûtent 1 point à chaque tireur. Tous les coups reçus par un tireur au cours d’un assaut (et par la suite) est déduit du total, et lorsque ce total, le capital, atteint 0, le tireur est éliminé du tournoi. Ainsi, les escrimeurs ont une forte incitation à éviter les coups doubles, car les conséquences les suivront tout au long du tournoi. En théorie, un tireur pourrait entrer en finale avec une série de victoires, mais en ayant conservé peu de points (par exemple, 3) contre un tireur qui se serait bien mieux défendu et qui en conserverait plus (par exemple, 7).


Effet sur l’action – la stopper ou pas ?

En plus des considérations précédentes, les règles doivent prendre en compte l'effet d'un coup double sur l’action. Autrement dit, est-ce qu'un coup double doit conduire à interrompre l'action, ou est-ce que l’arbitre doit la laisser se poursuivre ? Permettre à l'action de se poursuivre peut dérouter les arbitres, le public, et les tireurs eux-mêmes ; cependant, cette solution se rapproche la plus d'un vrai combat, et évite les pauses artificielle dans l'action. L'interruption de l'action a par contre l'avantage de la clarté, et rend également les tireurs conscients des coups doubles qu'ils échangent. Quelle que soit la voie choisie, cela a un effet réel sur la compétition. Dans la première solution, l’action est plus fluide, mais avec le risque de ressembler à une forme de pugilat ; dans la seconde solution, l’action risque d'être saccadée ce qui est peu satisfaisant pour les participants et les spectateurs, mais a le mérite de la clarté.


En conclusion, je tiens à insister sur le fait que cet article n'est pas destiné à défendre un point de vue particulier. Au contraire, il est destiné à aider à la réflexion sur les différents modèles, à provoquer des discussions, et à déterminer les avantages et les inconvénients de chacun des modèles.
Matt Galas


Matt Galas est originaire des États-Unis. Il vit en Belgique où il est juriste à l’OTAN. Il a pratiqué l’escrime moderne aux trois armes, ainsi que le sabre japonais. Aujourd’hui, il s’est principalement tourné vers la pratique des arts martiaux historiques européens, notamment la tradition de l’escrime allemande et la Verdadera destreza espagnole.





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